Pour Jules Renard
"Je défie tout ce qui est beau, vivant et simple, de ne pas m'impressionner."




Le clergé




Sous la IIIème République, les relations entre l’État et l’Église sont extrêmement tendues. Il y a longtemps que, selon une expression de Jules Renard, la plus franche cordialité a cessé de régner.

L’Église est arc-boutée contre le progrès. Elle sait qu'elle ne peut maintenir sa mainmise sur les campagnes qu'au prix de l'ignorance de la population.

Cet affrontement aboutit à une série de lois dans les premières années du XXème siècle.

En 1901, la loi sur les associations oblige les congrégations à solliciter une autorisation. Celles qui refusent de le faire sont dissoutes.

En 1904, les religieux et religieuses sont expulsées de France, les relations diplomatiques avec le Vatican sont rompues et le Concordat de 1801 devient caduc.

En 1905, la loi de séparation des églises et de l’État stipule que l’État ne reconnaît aucun culte, mais assure à chacun la liberté de conscience.



Jules Renard, maire de Chitry élu sur une liste républicaine, a eu des démêlés avec le clergé, qu'il a raconté dans un journal républicain local, L'Écho de Clamecy.





Petite commune cherche mauvais curé.


"Voilà que Chitry se plaint encore de son curé !


Ce n'est pas la première fois, à Chitry, qu'un curé "fasse crier".


Chitry serait-il trop difficile, ou n'y aurait-il pas de bons curés ?


Disons, par politesse, que cette commune n'a pas la chance de garder ceux qu'elle aime, comme le curé Beauchef, pour citer le meilleur, qui tâchait d'être un saint et qui est mort à la peine, dans le dénûment le plus affreux.


Un de ses prédécesseurs fut moins regretté. Ne le nommons pas, c'est inutile, Chitry se le rappelle, et il en parlera longtemps avec des sourires narquois.


Ce curé avait un petit défaut, bien naturel et bien excusable chez un homme de sa taille : il préférait les jeunes pécheresses aux vieilles, et celles-ci enrageaient.


L'une d'elle, qui tutoyait mon père, alors maire de Chitry, lui disait souvent, d'une voix aiguë :


- Tu supportes ça, toi, tu ne bouges pas ! Tu ne veux pas essayer de le faire partir, ce curé du diable ?


Mon père riait dans sa barbe rousse et grise. Il était très content. Il savait que le vœu de chasteté n'est qu'un défi d'orgueil à la nature. Il écoutait, plein d'indulgence, ces histoires qui l'amusaient beaucoup, et quand je venais à Chitry, il me les racontait le soir, dans nos promenades sur la vieille route ; mais il a refusé, - j'en ai la preuve écrite, - de se servir de ces histoires. Il n'a pas voulu faire de chagrin à personne.


Mon père croyait en Dieu. "Ce serait malheureux !" comme disent avec une suffisance béate certains dévots qui parlent toujours de Dieu et n'y pensent JAMAIS.


Ils ignorent, ces dévots sans culture, incapables de méditation, qu'il est beaucoup plus difficile de ne pas croire en Dieu que d'y croire, que les vrais athées sont presque introuvables, mais qu'il existe autant d'images de Dieu que de cerveaux humains, et qu'il y a la même différence entre le Dieu de Victor Hugo, par exemple, et le Dieu des nigauds, qu'entre un poème génial et un gribouillage malpropre.


Gardez-vous de dire à un sot que vous croyez en Dieu, car, tout de suite, il s'étonne que vous ne portiez pas de scapulaires et que vous ne suciez pas, le vendredi, des arêtes de morue.


Si mon père, qui était un sage, croyait en Dieu, il avait horreur des curés. Il disait d'eux cette phrase radicale :


- Ce sont des menteurs ou des imbéciles !


Mais il préférait les moins bons aux moins mauvais et l'évêque de Nevers lui aurait envoyé les pires curés de son diocèse que mon père les eût gardés jalousement.


- Encore deux ou trois comme celui-là, disait-il du galant pasteur, et Chitry en sera dégoûté.


De sorte que si mon père vivait, il se réjouirait de voir que M. le curé actuel fait (oh ! dans un tout autre genre !) de l'excellente besogne. La religion se mourait ; il va l'achever."

(L’Écho de Clamecy, 6 octobre 1903)





Laissez venir à moi les petits enfants... qui doivent faire six kilomètres à pied  pour cela.


I


"Revenons à la commune de Chaumot, qui continue de n'avoir ni église, ni chapelle. Elle dépend de l'autorité spirituelle de Pazy, ce qui ne veut pas dire que les gens de Pazy, qui sont modestes, aient plus d'esprit que les gens de Chaumot : cela veut dire que chaque fois que les gens de Chaumot ont besoin de se faire baptiser ou enterrer, de se marier ou tout simplement de prie, il faut qu'ils aillent à Pazy. Or Pazy se trouve à trois kilomètres de Chaumot. Sans doute, les gens de Chaumot ne se font pas baptiser et ne se marient pas tous les jours. Ils meurent le moins possible et la messe du dimanche suffit même aux femmes. C'est une promenade pour elles de se rendre à Pazy, par groupes, causant de leurs petites affaires, à l'ombre des bois du Bouquin. Il n'y a donc pas grand mal à ce que Chaumot demeure sous la dépendance paroissiale de Pazy.


Mais depuis la loi sur l'instruction gratuite et obligatoire, Chaumot a une école, une école mixte, bien construite, bien placée et bien entretenue, qui a coûté un bon prix que les parents ne regrettent pas, car ils trouvent très commode d'y envoyer, même avant l'âge légal, leurs petits garçons et leurs petites filles. Et tout se passe au mieux dans cette école, jusqu'à ce que les enfants aient l'âge d'aller au catéchisme. Alors ça se gâte. - Pourquoi ? Parce qu'il faut qu'ils aillent au catéchisme à Pazy. - A trois kilomètres de Chaumot ? - Mais oui. - Tous les jours ? - Tous les jours, pendant deux ans !


Et les gens de Chaumot disent : "Ah ! non, c'est trop, c'est un abus. Nous renonçons à devenir une paroisse parce que nous avons nos morts au cimetière de Pazy, c'est un lien sacré, et pour ne pas le rompre nous faisons, par scrupule religieux et piété filiale, un sacrifice de temps, d'argent et de travail. Soit ! passe pour nous, les grandes personnes, mais pour nos enfants, c'est une autre affaire. Vous exigez qu'ils fassent six kilomètres chaque matin, deux années de suite, dans la bonne et la mauvaise saison ! Il leur arrive, l'hiver, de partir avec des lanternes ! Au retour, il s'amusent le long du chemin ; ils reviennent trop tard à l'école ou trempés, crottés, éreintés, incapables d'entendre les leçons de l'institutrice, qui perd sa peine et se décourage. Nous protestons, nous réclamons, sinon pour tous les enfants, du moins pour ceux dont les parents le désirent, la liberté d'aller suivre le cours de catéchisme à l'église de Chitry, qui est là, en face, à 500 mètres seulement de Chaumot, et qui, pour être d'une autre paroisse, n'en est pas moins une église du Bon Dieu."


Voilà ce que demande la commune de Chaumot depuis plus de dix ans ! Ce qu'elle a fait demander, à trois reprises, par son conseil municipal, et par l'intermédiaire du préfet, à l'évêque de Nevers. Y a-t-il un vœu plus clair, plus net, plus simple, plus raisonnable, plus humain et, j'ose le dire, plus chrétien ! Un enfant, un enfant trop jeune pour aller au catéchisme, comprendrait. M. le curé de Pazy, qui n'est plus un enfant, qui est même un homme fin, paraît-il, ne peut pas ne pas comprendre.


Je vous dirai, la semaine prochaine, quelle est sa réponse. Je dis la sienne, car il va de soi que l'évêque de Nevers, mal renseigné, n'est pas en cause."

(L’Écho de Clamecy, 21 décembre 1902)



II


"Je disais, dans mon dernier article, que l'évêque de Nevers n'était pas en cause, et je le prouve, avant de prouver que M. le curé de Pazy est le principal acteur, dans un but qu'il n'avoue pas, de cette petite comédie de village.


En effet, à la réclamation si sensée des familles de Chaumot, faite sur un ton si modéré et renouvelée trois fois, que répond l'évêque de Nevers ?


Une première fois, le 14 janvier 1891, il refuse net "à cause des graves atteintes qui seraient portées à l'esprit paroissial". Quelles atteintes ? Il ne le dit pas.


Une deuxième fois, le 19 novembre de la même année, il refuse d'abord aussi nettement que la première fois, pour des raisons qui ne varient pas, "puisque, au jugement du curé du lieu (M. le curé de Pazy), elles sont tirées du principe du bon ordre paroissial". Quelles raisons ? Cherche. Esprit paroissial ! bon ordre paroissial ! Qu'est-ce que ces mots signifient ? On ne daigne pas nous l'expliquer. Ça ne nous regarde pas. Cependant, à cette deuxième réponse, l'évêque, comme s'il se ravisait, ajoute ces quelques lignes inespérées, pleines de sens et même de bon sens. "Au demeurant, dit-il, je ne verrais aucune difficulté, et je verrais même des avantages sérieux à ce que les fractions de la commune de Chaumot, très rapprochées de Chitry, fussent distraites, au spirituel, de la paroisse de Pazy, et rattachées à celles de Chitry".


Eh bien ! mais voilà une excellente réponse. C'est ce que désirent les gens de Chaumot. Il valait donc mieux s'adresser à l'évêque qu'à son curé. Vive Monseigneur l'évêque ! Il faut lui témoigner notre gratitude, en apprenant bien notre catéchisme... à Chitry !


Hélas ! nous n'y sommes pas encore. Nous n'y sommes pas du tout. Depuis cette réponse de l'évêque, datée du 17 novembre 1891, jusqu'à l'année 1903, où nous entrerons demain, la question n'aura pas bougé d'un pas. Cette judicieuse réponse, communiquée à MM. les curés de Pazy et de Chitry, a été reçue avec de fins sourires ecclésiastiques ; l'église de Chitry reste toujours fermée aux enfants de Chaumot qui continuent de faire, chaque matin, du côté de Pazy, leurs quotidiennes promenades de six kilomètres, par ce froid et par cette boue.


Je demandais tout à l'heure : qu'est-ce-que l'esprit paroissial ? Est-ce que, très différent de l'esprit militaire, l'esprit paroissial consiste, pour un curé, à ne pas écouter ce que dit un évêque, et pour un évêque, à écrire au curé des lettres dont il importe peu que le curé ne tienne aucun compte ?


Une troisième fois, le 1er juin 1902, le conseil municipal de Chaumot revenait à la charge. Il allait même, comme s'il était riche, jusqu'à offrir une allocation au curé de Chitry. Il croyait par sa générosité les mettre d'accord.


Cette troisième requête, le maire et tous les conseillers présents l'ont signée, tous, même M. Gavillon. Fallait-il que la cause fut juste ! il est vrai que Mme Valentine n'assistait pas à la séance. M. Guillemain de Talon était alors maire de Chaumot. Cet homme, d'ailleurs distingué, se sentait malade dès qu'il s'agissait de cette inévitable question de catéchisme. Il venait de rédiger la délibération, de la faire signer et de la signer lui-même ; quand il fallut la transmettre, elle lui fit brusquement une telle peur, qu'il aima mieux jeter l'écharpe. Il est parti et on ne l'a plus revu.


Ne riez pas. J'ai lu, dans les journaux, il y a quelques temps, que le maire d'une petite commune de Saône-et-Loire s'est pendu à un arbre parce qu'il lui était impossible de donner satisfaction à tous ses administrés.


Le cas de M. Guillemain de Talon est moins grave. Le maire parti, c'est l'adjoint Simon Chalumeau qui a fait régulièrement parvenir à l'évêque une copie de la délibération. L'évêque, toujours poli, à encore répondu, mais il est évident que cette histoire interminable finit par l'importuner. Il ne sait plus que répondre. Il répond ce que lui souffle, par esprit paroissial, M. le curé de Pazy, et c'est d'une rare insignifiance. Jugez-en : il paraît que M. le curé de Chitry, en raison de son âge et de son état de santé, ne peut accepter un surcroît d'occupations. Vraiment ? M. le curé de Chitry, qui a l'air solide, est fatigué à ce point ? Il n'a plus la force de demander à trois ou quatre petits enfants de Chaumot qui viendraient jusqu'à lui : "Êtes-vous chrétien ? qu'est-ce qu'un chrétien ?" Mais comment trouve-t-il l'énergie de monter en chaire et de tonner contre les "énergumènes" ? Quelle imprudence, à cet âge, en cet état de santé !


C'est tellement puéril que je ne discute plus et que j'irai dans mon prochain article, droit à la vérité, qui est celle-ci : M. le curé de Pazy fait, sans se lasser, une guerre sourde à l'école mixte de Chaumot au profit de l'école des sœurs de Pazy.


Et vous verrez qu'il n'y a rien de plus facile à démontrer."

(L’Écho de Clamecy, 28 décembre 1902)




III


"Il manque à la commune de Chaumot et à toutes les communes qui ne sont pas riches, c'est-à-dire à presque tous nos villages, une école maternelle où les enfants puissent être admis de deux à six ans.


Il est regrettable que ces villages n'aient pas la chance de Corbigny, par exemple, qui peut confier ses générations de mioches aux soins d'une femme admirable qu'on appelle, avec un respect familier, tante Sophie. Je peux bien la nommer, puisqu'elle est célèbre dans le canton. Son modeste dévouement ne date pas d'hier : elle a élevé les papas de tous les petits qu'elle élève aujourd'hui. Elle mériterait, par ses vertus, que l'Académie lui décernât le prix Montyon. Je l'écris comme tout le monde, à Corbigny, le pense.


En attendant que chaque village ait la bonne fortune de posséder une tante Sophie, plus d'une école primaire ressemble un peu, par nécessité, à une école maternelle.


C'est ainsi que l'école de Chaumot reçoit des enfants qui savent à peine marcher et qui, certainement, ne savent pas se moucher. L'institutrice les accepte par obligeance et par raison :


"Je les garderai de mon mieux, se dit-elle, pour débarrasser les familles, jusqu'à ce qu'ils deviennent de vrais élèves, et j'espère qu'on m'en saura gré, qu'on me les laissera le plus longtemps possible, et que je pourrai présenter les meilleurs au certificat d'études, ce qui sera ma récompense."


Voilà le raisonnement bien naturel de l'institutrice.


Il est impossible de nier le service qu'elle rend aux familles, et il faut reconnaître qu'elle n'a pas beaucoup d'agrément à surveiller, tout en faisant sa classe, des gamins qui n'ont guère envie que de jouer ou de dormir. On devrait ajouter trois ou quatre lits au milieu scolaire.


Cependant, je l'ai dit, ça va bien jusqu'au catéchisme, et c'est alors que l'institutrice perd ses illusions.


Un jour, en effet, telle maman, dont la petite fille continuait d'aller à l'école de Chaumot, mais suivait déjà les cours de catéchisme à Pazy (six kilomètres aller et retour !), voit venir à elle, comme par hasard, une personne au sourire farineux, aux manières douceâtres, qui lui tient à peu près ce langage :


"- Oh ! la belle petite fille ! C'est à vous, Madame ? Je vous félicite. Quelle heureuse mère vous êtes ! Comment s'appelle-t-elle ? Marie. Oh ! le joli nom, le nom de la Sainte Vierge. Il faut être sage, mademoiselle, quand on s'appelle Marie. Mais il me semble que j'ai déjà vu Mlle Marie quelque part. Est-ce qu'elle ne va pas au catéchisme à Pazy ? Oui. Justement M. le curé m'en parlait jeudi dernier. Il me faisait son éloge. C'est, paraît-il, sa meilleure élève. Elle apprend tout ce qu'elle veut. Ca ne m'étonne pas, elle a l'air si intelligent ! Quel dommage qu'elle soit obligée de faire cette vilaine course de six kilomètres chaque matin. Pauvre petite ! elle se fatigue... elle compromettra sa santé. Mais il y a une école de filles à Pazy, pas l'école publique... non, l'autre, une école privée... une école modèle, celle de nos chères sœurs. Pourquoi la gentille Marie n'y viendrait-elle pas ? Elle apporterait son déjeuner. Inutile de mettre dans son panier des friandises. Nos chères sœurs font des confitures délicieuses. De cette façon, Marie se reposerait toute la journée entre deux promenades. Sa santé, ses études et son catéchisme n'auraient pas à souffrir. Je vous assure que ces dames seraient enchantées de l'avoir. Elles en feraient quelque chose, une petite merveille ! Et quelles charmantes camarades on lui donnerait ! Vous savez que les petites filles de l'école des sœurs, pas celles de l'autre école, qui est l'école du diable, ont un banc spécial à l'église ; vous savez qu'elles seules peuvent chanter, qu'elles tiennent la tête aux processions, que..., que..., etc., etc... Au revoir, chère Madame ! Au revoir, "mignonne" !..."


Imaginez dans quel état ce discours met la pauvre maman de Chaumot. Elle ne fait que rougir et balbutier. C'est la première fois qu'elle assiste à pareille fête. Elle ne se savait pas la mère d'une telle petite fille. Elle s'enfle d'orgueil maternel au point que les cordons de son tablier craquent,... et vous devinez bien la suite."

(L’Écho de Clamecy, 18 janvier 1903)




Fable du prêtre et des chiens radicaux-socialistes


"Je suis sûr, par exemple, que Jésus, qui fut un grand guérisseur de malades, et qui n'avait pas d'opinions politiques, serait allé voir la Rondotte.


Je m'explique : le mois dernier, un vent de mort a soufflé sur Chaumot et les environs. Presque partout, toutes les femmes durent s'aliter, avec des rhumes graves, des grippes, des bronchites. Deux ou trois personnes charitables, et il faut les en louer, ont fait des visites à toutes les malades, excepté à une seule, la Rondotte qui était malade chez moi, pendant mon absence [Elle et son mari étaient au service de Jules Renard et s'occupaient de la maison qu'il louait à l'année et de celle de ses parents].


Pourquoi cette exception ? Par peur de mes chiens, a-t-on dit. Je proteste. Mes chiens aboient, sans doute, mais précisément pour garder la Rondotte contre les coureurs et non contre les personnes charitables. Ces chiens ne sont pas de vilains radicaux socialistes comme moi. Il ne manque même à l'un deux, à Smart, un superbe épagneul-basset dont je suis fier, que la parole. Et encore, je crois qu'il trouverait le moyen de dire, avec sa mine intelligente : "Monsieur le Curé, si vous venez voir une malade, donnez-vous donc la peine d'entrer".


De sorte que la Rondotte n'a reçu les consolations de personne. Je n'étais pas prévenu. Elle s'est guérie toute seule. Chaumot doit s'en réjouir, car c'est une brave femme qui reste dans son coin et ne médit jamais des autres. Elle n'a pas de fiel au cœur, vous savez, ce fiel malsain qui ronge d'ordinaire les paysannes, de voisine à voisine. Elle fait maigre le vendredi, mais comme elle ne fait guère gras le reste de l'année, j'aurais tort de sourire. Elle croit au paradis, mais à un paradis spécial qui est quelque chose comme le paradis des honnêtes gens. D'après la Rondotte, tout le monde y serait admis, à la condition de n'avoir fait de mal à personne. Elle ne m'en exclut même pas. Oui, elle prétend que j'irai, malgré ma réputation d'incrédule, si je me conduis moralement. Et moi, en échange, je lui affirme qu'elle l'a bien gagné et qu'elle ira tout droit s'il existe, tandis que M. le Curé fera peut-être huit jours de purgatoire pour n'avoir pas, sous un prétexte qui n'était point le vrai, porté la bonne parole, secourable à la Rondotte."

(L’Écho de Clamecy, 19 avril 1903)



Tonnerre de Dieu


"Je suis heureux, je ne le cache pas, du double effet produit par ma dernière causerie. Je ne l'avais pas écrite par animosité personnelle. Je ne connais pas même de vue M. le curé de Chitry. J'ai voulu simplement protester, au nom d'un village, mon village d'enfance, contre l'attitude révoltante (ce n'est pas moi qui parle, c'est Chitry) d'un homme public, qui se croit chez les sauvages et qui abuse, pour terroriser les pauvres gens, du respect qu'ils doivent à son métier de prêtre et à ses cheveux blancs.


Cette protestation mesurée m'a valu des témoignages de sympathie qui me touchent.


Tel brave paysan, qui ne me saluait pas d'ordinaire, m'a adressé un bonjour de gratitude dont je le remercie. Des femmes, qui sont de bonnes croyantes, qui prient Dieu comme elles peuvent et s'indignent de le voir aussi mal représenté sur la terre, qui savent que si je ne vais pas à la messe, je tâche tout de même d'être un honnête homme (ce qui est bien plus difficile que d'être curé), ces femmes avaient, disaient-elles, envie de m'embrasser. Elles ont eu bien tort de se gêner, ça m'aurait fait plaisir.


Mais cette causerie, et c'est par là que son effet se double, M. le curé, lui-même, a daigné la lire, et loin de la mépriser, il y répondait, dimanche matin, du haut de la chaire. Vous pensez que je suis fier de cette honneur qui semblait réservé à M. Combes.


Je n'examine pas si M. le Curé a le droit de me rouler, comme au fond d'un tonneau, dans son éloquence sacrée. Non, non, dussè-je avoir les côtes meurtries (je ne sens rien encore), je l'approuve. Qu'il continue ! Je serais navré que l'évêque lui donnât l'ordre de se taire, et je prie mes amis de ne rien faire pour le déplacer. Qu'on me le laisse ! j'y tiens.


Seulement, je voudrais bien savoir ce qu'il dit. Il a sur moi cet avantage qu'il peut, pour un sou et même pour rien, lire l’Écho de Clamecy, dont la lecture l'édifiera ; mais comment connaître ses réponses ? Mes amis ne sont pas plus que moi des piliers d'église, et la plupart des fidèles craindraient sans doute de me faire de la peine, s'ils me répétaient crûment le prône. Il y a bien les deux ou trois bigotes qui étaient ravies et qui rayonnaient. Ah ! si elles savaient écrire ! Mais voilà : il ne suffit pas d'être rageur et rancunier, il faut avoir du style ! De sorte que j'ai reçu mon paquet et que j'ignore quelle espèce d'ordures il y avait dedans.


M. le Curé n'espère pas, je suppose, que j'aurai l'audace, pour l'entendre, d'aller salir de ma présence le saint lieu. Si encore il m'invitait, j'irais peut-être, et je l'écouterais sans l'interrompre, calme et inoffensif, car je n'ai pas l'habitude, comme l'abbé Lamalle, de me promener avec des revolvers plein mes poches.


Mais, j'y songe, M. le Curé serait capable de remettre sa réplique de dimanche en dimanche, et de me faire venir à la messe, cinquante-deux fois par an, pour rien, ce qui me paraîtrait, je l'avoue, une excellente farce.


Oh ! je devine, sinon tout, du moins une partie de ce qu'a pu crier mon évangélique adversaire. Je m'en rapporte à sa réputation. Je l'entends, d'ici, me traiter de renégat, de polisson, de crétin, comme tel pauvre petit gars de Chitry, flanqué quatre fois à la porte du catéchisme, et même, pour me servir des mots d'esprit qui lui sont chers, de "crapule et de charogne".


J'imagine qu'après d'hypocrites excuses aux personnes pieuses de ma famille, il a flétri en moi le monstre qui la déshonore.


Je serais bien étonné s'il n'avait point fait quelque allusion délicate à mes livres, à mes pièces de théâtre, car M. le Curé n'est pas sans avoir lu la fameuse lettre de Bossuet au père Caffaro.


Je ne doute pas que mis en verve par la chaleur communicative d'un bon petit vin d'église, ce Bourdaloue de campagne ne se soit surpassé et n'ai frappé comme un sourd et tonné comme le diable.


Oui, mais ce ne sont là que des probabilités et je me désole de n'être pas mieux fixé. Il me reste un espoir, c'est qu'à l'exemple des illustres prédicateurs cités plus haut, M. le Curé publiera bien vite son prône.


Je souhaite ce sensationnel début littéraire, et quand je serais piétiné, écrasé, foudroyé, je me réjouirais d'avoir rendu ce service aux lettres françaises : la révélation du père Baptiste !


Je jure que, même à demi-mort, je répondrai et j'affirme aux lecteurs de l’Écho de Clamecy que je soignerai ma réponse. J' y mettrai - à défaut de talent - toute mon âme, car j'ai une âme, moi aussi, comme un simple curé !


Mais déjà une tristesse me vient. Oui, je doute de mes forces ; je me déclare, sur un point, battu d'avance. Hélas ! j'aurai beau m'appliquer, beau m'exciter avec des petits verres d'alcool, beau copier mes dictionnaires d'argot, jamais, je le sens, jamais je n'arriverai à être aussi "distingué" que M. le curé de Chitry-les-Mines."

(L’Écho de Clamecy, 25 octobre 1903)


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